« Les bonnes pratiques des développeurs rejaillissent sur l’accessibilité »

L’accessibilité numérique devient un impératif pour nombre d’entreprises. Stéphanie Walter, experte en design inclusif, insiste sur le choix du bon partenaire.

lundi 10 juillet 2023


Stéphanie Walter a débuté sa carrière professionnelle en Allemagne, avant de la poursuivre à Strasbourg, où elle s’initie à l’accessibilité. Elle est aujourd’hui basée à Luxembourg, spécialisée en Enterprise UX. Consultante pour le compte de Maltem, elle conçoit des interfaces métiers complexes, pour la Banque européenne d’investissement (BEI).

Son blog regorge de ressources notamment liées à l’accessibilité numérique et, sur ce thème, elle propose déjà une initiation en anglais. Cette formation sera également donnée aux étudiants en design de l’Université de Strasbourg dès la rentrée 2025. Une formation qui tombe à pic, alors que l’Acte européen sur l’accessibilité sera tout juste entré en vigueur.

Une photo de Stéphanie Walter donnant une présentation à DevFest 2020 Nantes
Stéphanie Walter. Photo : Rémy Chautard

Vous préparez un cours sur l’accessibilité : est-ce une proposition nouvelle dans les cursus universitaires ?

Oui. La mission consiste à mettre en avant les questions d’accessibilité numérique et à faire en sorte que, dès l’étape de conception graphique, ces problèmes n’apparaissent pas : en questionnant la pertinence des couleurs, en choisissant les contrastes, en prévoyant la navigation clavier, en donnant de la place aux fonctionnalités (qu’il s’agisse par exemple des sous-titres ou de la transcription d’une vidéo), entre autres.

Ce cours devra se prolonger par un complément côté code, afin d’indiquer concrètement comment se met en place, via HTML et CSS, une intégration respectueuse des différents critères liés à l’accessibilité numérique.

Il y a toute une série de bonnes pratiques d’accessibilité qui sont, simplement, des bonnes pratiques de développement : associer des labels aux champs de formulaire, utiliser la bonne balise pour un bouton sans chercher à recréer l’élément par des chemins détournés, maîtriser les langages avant de se lancer à l’assaut des frameworks Javascript... Les bonnes pratiques des développeurs rejaillissent sur l’accessibilité.

Aujourd’hui, quel est votre rôle au sein de la BEI ?

J’ai un rôle d’UX researcher et designer, qui consiste à concevoir des interfaces et des outils propres à la banque, utilisés au quotidien par les employés. Dans mon équipe projet, j’occupe ce rôle depuis plus de trois ans.

Dans quelles conditions parvenez-vous à mettre à l’agenda les questions d’accessibilité ?

La banque a lancé de nombreuses actions en faveur de l’accessibilité physique. J’ai voulu pousser mes pions en faveur de l’accessibilité numérique. Nous recréons une interface conçue et développée il y a dix-huit ans. Elle est aujourd’hui réécrite dans une nouvelle technologie – React enrichi de Material UI. Il y a eu toute une phase de recherche préalable afin de comprendre quelles fonctionnalités étaient utilisées et pertinentes. Puis un travail pour affiner les composants afin de les rendre vraiment accessibles – par exemple on ne se contente d’un placeholder comme étiquette de formulaire ; on réintroduit le halo – retiré par Material UI – lors de la prise de focus au clavier.

Comment se passe le travail au quotidien avec les développeurs ?

Je travaille avec deux développeurs front-end, qui ne sont pas experts en accessibilité, néanmoins contents de découvrir et d’apprendre. Par ailleurs l’équipe évolue, donc rien n’est jamais acquis pour toujours. Ce n’est pas simple, il faut régulièrement rappeler les bases, rester vigilante.

Au quotidien, y a-t-il des outils numériques grand public que vous utilisez et dont vous regrettez une trop faible accessibilité ?

L’app Android Luxtrust. Les développeurs ont recréé un clavier, qui n’autorise pas de copier – coller et sur lequel, au contraire du clavier par défaut, on ne voit pas, même un bref instant, le caractère qui vient d’être tapé. De même, il n’y a pas d’option pour voir le mot de passe en clair. Suite à plusieurs tentatives infructueuses, j’ai failli bloquer mon compte. J’ai peine à imaginer que tout le monde puisse utiliser facilement cette interface.

Dans la catégorie des sites internet, je peux citer le portail des impôts français. D’un point de vue cognitif, c’est une horreur.

Avez-vous le sentiment qu’en règle générale, l’accessibilité des sites et apps tend à s’améliorer ?

Oui, c’est généralement vrai. Dans le même temps, je crains l’apparition d’un nouveau charlatanisme : des sociétés soi-disant spécialisées dans l’accessibilité numérique et dont le site vitrine est bien loin d’être conforme. Le risque est de se retrouver avec des propriétaires de sites qui penseront bien faire, mais s’adresseront à des entreprises qui ne seront pas qualifiées, ou qui feront le minimum avec l’aide d’overlays (outils d’accessibilité ajoutés en surcouche à un site existant, qui peuvent avoir une efficacité limitée, ndlr). Certaines entreprises fournissant ces overlays poursuivent aujourd’hui en justice leurs détracteurs, experts en accessibilité, que ce soit aux États-Unis ou en France.

Sur les réseaux sociaux, on trouve aussi une série d’experts autoproclamés qui répandent des contre-vérités en matière d’accessibilité ou surfent sur un discours validiste pur et dur (le validisme pouvant se définir comme la discrimination systémique des personnes en situation de handicap, ndlr), ignorant tout le spectre du handicap. Ce ne sont évidemment pas la majorité de mes interactions, mais il y a encore du travail pour briser des barrières, ou ne pas résumer l’accessibilité à une contrainte.

J’appréhende aussi l’application de la loi qui veillera dès 2025 à l’accessibilité des biens et services du secteur privé. Je réside au Luxembourg : auprès de qui serai-je censée rapporter un problème d’accessibilité sur un e-commerce belge ? On peut craindre une confusion juridique... Ce sera en tout cas intéressant de voir quelle première société écopera d’une amende en la matière.

S’il faut en passer par là pour que la vision que notre société a du handicap, pourquoi pas ! Les personnes handicapées sont bien plus nombreuses que ce que l’on imagine et les intégrer à tout ce qui compose notre société, c’est un préalable indiscutable.