Ces innovations que le monde du handicap a portées

Loin de brider la créativité, l’accessibilité a été à la source d’inventions et de produits qui répondent aujourd’hui aux besoins de tous

lundi 3 avril 2023


Nous baignons dans un univers de technologies ; nombre d’entre elles ont été à l’origine conçues pour pallier des handicaps et certaines innovations ont été développées par des personnes handicapées. Leurs usages ont rapidement dépassé leur première sphère pour conquérir le grand public.

Un homme assis devant un bureau utilise un dispositif ressemblant à un volumineux tourne-disque portatif
Un aveugle règle le volume d'un "Talking book", ancêtre de l'audiolivre, à la bibliothèque pour aveugles de la New York Public Library. 1954, CC0.

Voici une tranche de vie qui n’a rien d’universel, mais dans laquelle chacun reconnaîtra sans doute un moment de son quotidien. Pour écrire cet article, j’ai eu recours à des outils si communs qu’il paraîtrait à premier vue vain de les lister : un clavier pour « coucher sur papier » mes idées, plusieurs e-mails pour échanger à ce sujet avec quelques spécialistes, un coup de fil pour vérifier une source avant de quitter le bureau.

Au soir de cette journée presque ordinaire, dans le train, nombreux sont ceux qui dégainent leur smartphone. L’atmosphère parfois animée des rames du soir décourage certains de sortir leurs écouteurs, ils regardent leur vidéo sans le son et ainsi je jette de temps à autre des regards sur l’écran de mon voisin où les sous-titres générés automatiquement reproduisent assez fidèlement la leçon d’un Jean-Marc Jancovici sur les questions d'énergie et de climat.

Sorti de la gare, dans le calme revenu, les premières pages de Couleurs de l’incendie m’accompagnent. Pierre Lemaitre lui-même lit son propre texte, l’audiolivre ponctue ma fin de journée, avant une distraite écoute des critiques ciné en écoutant le podcast du Masque et la plume en mode avance (très) rapide.

À la table du dîner, chacun partage des moments choisis de sa journée et offre ses meilleures anecdotes. Petit à petit les enfants deviennent moins petits : il n’est même plus nécessaire de leur rappeler quelques règles d’hygiène de base, avec la brosse à dents électrique c’est devenu ludique.

Enfin tout le monde dort... ou presque. J’entends mon jeune ado, casque vissé sur les oreilles, répéter : « next », « next », j’en déduis qu’il laisse à chaque morceau de sa playlist musicale « découverte » assez peu de chances d’être appréciés. Et pour demain, chemise ou pull ? Siri m’annonce une météo estivale, des averses sont à prévoir.

Du matin au soir, j’utilise des outils qui me simplifient l’existence, m’aident dans mes tâches professionnelles, rendent mes trajets plus doux... j’ai adopté des outils pensés pour les handicapés, parfois conçus par eux.

Qui a inventé le clavier ? Christopher Sholes, Carlos Glidden et Samuel Soule sont régulièrement cités comme les concepteurs du clavier QWERTY. On est à la fin du XIXe siècle et leur machine à écrire est quelques années plus tard commercialisée par Remington.

Clavier QWERTY d'une ancienne machine à écrire, aux touches rondes, présentant chaque caractère en noir sur fond blanc
Machine à écrire Smith Premier des années 1920 ou 1930. Wikimedia, Wolfmann, CC-BY-SA-4.0

Cette histoire passe cependant un peu rapidement sous silence l’invention de Pierre Foucault, un inventeur français qui devint aveugle très jeune. Il collabora avec Louis Braille, qui mit au point l’alphabet en points saillants. L’un des objectifs de Pierre Foucault était de permettre aux aveugles de communiquer par écrit avec les voyants. Il produisit ainsi au mitan du XIXe siècle un « clavier-imprimeur ». Cette machine à écrire, constituée de trente leviers terminés par des poinçons gravés, chacun actionné par une touche, permettait d’écrire en raphigraphie. Ce système typographique reproduisait en relief des lettres sur papier, lisibles à la fois de façon tactile par les aveugles et visuelle par les voyants non formés à l’alphabet Braille.

Des États-Unis à la France, poursuivons notre voyage jusqu’en Italie, aux toutes premières heures de ce même XIXe siècle : nous y trouvons une comtesse aveugle, Carolina Fantoni ; le frère de la comtesse, Agostino ; enfin un noble – et très doué mécanicien : Pellegrino Turri. Selon une première version de l’histoire, Agostino invente la première machine à écrire pour aider sa sœur. Turri intervient afin d’améliorer l’outil en y adjoignant le papier carbone. Une variante attribue à Turri seul, amoureux de la comtesse, l’invention de la première machine à écrire et du papier carbone. Seize lettres écrites sur cette machine seraient toujours visibles dans un musée.

Revenons au XXe siècle et présentons Vinton Cerf, considéré comme l’un des pionniers d'Internet et atteint de surdité. Il a eu un rôle clé dans le développement des premiers services de courriels, comme il le détaille dans une interview accordée à Ability magazine en avril 2020. Son parcours est très riche, l’amenant à travailler entre autres pour la NASA, l’ICANN, IBM ou encore Google.

C’est dans cette même entreprise, et au même moment, qu’un autre ingénieur malentendant, Ken Harrenstien, développe un outil visant à générer automatiquement des sous-titres pour les vidéos publiées sur YouTube, ainsi que le relate le New York Times en novembre 2009.

Dans un article abondamment cité, « Disability drives innovations », la journaliste Shira Ovide pose la question : aimez-vous les livres audio ? « Vous devez remercier les aveugles pour ça », écrit-elle, rappelant l’histoire de leur ancêtre, Talking Books, une initiative lancée dans les années 1930 aux États-Unis, alors que moins de 20% des Américains pouvaient lire le braille. Certains malvoyants avaient réussi à modifier leur tourne-disque de telle sorte à ce que le récit soit restitué de manière plus rapide. Aujourd’hui, c’est ce principe qui est à l’œuvre quand on veut entendre son podcast en version accélérée.

Quant à la brosse à dents électrique, elle apparaît en Suisse, en 1954. La Broxodent était à l’origine destinée à des usagers limités dans leurs capacités motrices. Elle est devenue un objet de la vie courante pour tous.

Ces exemples n’ont rien d’exhaustif ; ils visent à illustrer un mouvement, celui d’inventeurs qui ont eu à cœur d’apporter des solutions concrètes face à des situations de handicap. Il ne s’agit pas d’en dresser un portrait hagiographique, ni même d’avancer que sans eux et, plus globalement, sans le monde du handicap, ces innovations n’auraient jamais vu le jour. Toutefois elles s’y sont imposées avec d’autant plus de force qu’elles pouvaient constituer un progrès majeur, sans alternative, là où, devenues plus tard objets mainstream, elles ont apporté un confort, une aisance de plus.

À l’évidence, bien des produits ne sont pas toujours conçus avec, comme première intention, celle de soulager le quotidien des personnes handicapées. Ainsi en est-il des smartphones, qui ont d’abord conquis le grand public avant d’intégrer des options d’accessibilité. Si Apple met régulièrement en avant l’accessibilité comme un pilier de ses développements, il n’en reste pas moins que Siri, aussi poussé soit-il, n’est pas encore en capacité de répondre aux situations diverses que peuvent vivre celles et ceux ayant des difficultés à s’exprimer par la voix.

Qu’elle soit à l’origine d’une innovation ou qu’elle l’accompagne, et loin d’être un frein à la créativité, l’accessibilité stimule les démarches innovantes. Le public handicapé a un rôle moteur dans le développement de produits qui, souvent par le biais d’un détournement ou d’une réappropriation de leur usage, savent également répondre à une demande du grand public.